Mercure de France
Mercure de France, décembre 1763, p. 153
Mercure de France, décembre 1763, p. 153
« Le Samedi 5 Novembre, on éxécuta pour la premiere fois l’Opéra de Castor & Pollux, Poëme de M. BERNARD, Musique de M. RAMEAU. Les Acteurs chantans étoient :
POLLUX,Fils de Jupiter & de Léda, Roi de Sparte,le Sr Gelin.
CASTOR,Fils de Tindare & de Léda,le Sr Jéliote.
THELAIRE, Fille du Soleil,la Dlle Arnoud.
PHEBÉ, Fille du Soleil,la Dlle Chevalier.
JUPITER,le Sr Larrivée.
MERCURE,le Sr Pilot.
CLÉONE, Confidente de Phébé, la Dlle la Malle, de la Musique du Roi,& non de l’Académie.
La Dlle DUBOIS chantant les Airs des Divertissemens, & représentant divers Personnages, &c. &c. &c.
On ne s’étendra point sur le mérite de cet Opéra, dont le Poëme & la Musique sont également connus, & ont fait les délices de tous les Amateurs de ce Spectacle. L’exécution des Rôles en a été d’autant plus intéressante, qu’elle étoit soutenue de la chaleur & du sentiment qui animent le talent de la Dlle ARNOULD, de tout l’éclat & de l’art enchanteur du célébre Acteur que le Public a perdu (le Sr JELIOTE) lequel sembloit avoir recueilli de nouvelles forces, & s’il étoit possible, ajoûté de nouveaux talens à ceux qui l’ont fait exceller. Ces avantages étoient secondés par les autres principaux Acteurs qui ont rempli tous les rôles avec le plus grand art. Les Ballets ont été déssinés & exécutés de manière à faire bien sentir les progrès que cet Art a fait depuis quelques années. On a été frappé surtout d’une Entrée qui peignoit avec les trais les plus forts & les plus vrais, les Jeux célébres des Athletes & des Gladiateurs. Cette Entrée, exécutée par les Srs LAVAL, GARDEL, LYONNOIS, & HYACINTHE pour les Lutteurs, & par les Srs LEGER, & DAUBERVAL pour les Gladiateurs, étoit d’un grand effet ainsi que celle des Furies au 4e Acte, exécutée par le Sr DAUBERVAL, les Dlles LIONNOIS & ALLARD. L’Entrée de Démons liée à la précédente dans le même Acte &primée par les Srs LAVAL, GARDEL & LYONNOIS, respiroit le trouble & la terreur, tout y étoit caractérisé avec feu.
Au cinquiéme Acte le Sr VESTRIS éxécutoit, au milieu de l’Entrée des Génies qui président aux Planettes, celui du Soleil, avec la distinction de talent analogue à celle du personnage qu’il figuroit, ainsi que la Dlle LANI celui de laLune : les Dlles ALLARD, VESTRIS & les Sieurs GARDEL & CAMPIONI, &c. figuroient les autres Planettes. La Dlle VESTRIS dansoit sous la forme d’HÉBÉ, au troisiéme Acte, l’enchantement céleste, qui est l’objet de cette Entrée. Un jeune Sujet (la Dlle GUIMARD) déjà connue & applaudie sur les Théâtres de Paris, a donné des preuves agréables de ses progrès, & particulièrement dans les Ballets de cet Opéra où elle dansoit plusieurs Pas de deux.
La Pompe du Spectacle dans cet Opéra a surpassé encore celle des précédens en habis & en décorations. Les plus remarquables étoient celles d’un Palais éclatant deJupiter, au troisiéme Acte, & celle du Palais celeste du même Dieu & des Divinités des Planettes.
La première, représentant l’intérieur du Palais deJupiter, offroit l’aspect de trois grandes galleries formées par quatre rangs de Colonnes torses d’ordre composite, dont la matière paroissoit d’émeraudes. Les Tores des Colonnes étoient environnés d’une guirlande de Diamans dans toute la hauteur. Les Chapiteaux, en or, étoient pareillement ornés de Diamans avec des foudres en rubis sur les principales faces. La même richesse régnoit sur les bâses, ainsi que sur l’entablement, dont les fonds étoient en or dans la corniche ainsi que dans l’architrave, & en émeraude dans la frise. Les moulures, les rosettes, les modillons & tous les autres ornemens des Plafonds, dont les fonds étoient en or & divisés par platebandes, étoient aussi enrichis de Pierres précieuses distribuées suivant l’ordre d’architecture. Les aîles de cette décoration n’étoient formées que de vapeurs ou nuages reflettés des couleurs du Palais & qui se répandoient aussi en plusieurs endroits du plafonds.
L’embellissement de cette décoration en pierreries étoit encore un des fruits de la vigilance & des talens, en cette partie, de M. LÉVÉQUE, Garde-Magasin général des menus Plaisirs. Ce genre d’ornement n’avoit jamais été mieux placé que dans cette occasion où un pouvoir surnaturel admet la probabilité idéale d’un éclat si précieux par sa rareté dans la nature physique. D’ailleurs la distribution n’en pouvoit être plus agréable & d’un meilleur effet, en ce que les guirlandes de diamans dans toute la hauteur des colonnes, produisoient de grandes masses continuées & prolongées : avantage que n’occasionnoit pas la structure des autres décorations enrichies de cette brillante matière.
L’autre décoration avoit à représenter les cieux ouverts. Le fond étoit l’extérieur du Palais de Jupiter formé par une colonade. Dans un lointain supérieur, le Zodiaque avec le Signe des Gémeaux nouvellement installés. Le Soleil sur son char, parcourant sa lumineuse carrière. Sur les côtés les pavillons ou Palais des principales divinités célestes, indiqués par les couleurs & par des attributs ; le tout porté sur des nuages éclatans. Tout cet Ensemble, qui étoit en transparent jusques aux premiers chassis du bord du Théâtre, étoit d’une telle force de lumière & d’un tel éclat que la vue en supportoit à peine l’effet, & par là ne figuroit pas mal le lieu où l’on suppose être le principe & la source de la lumière. On connoissoit déja les effets du transparent, mais on ne l’avoit guères employé que dans des parties de lointain, des Gloires, ou autres objets repoussés par des masses éclairées seulement de reflet : ceci est un essai qui est susceptible de perfection pour parvenir à la justesse des effets perspectifs, par une gradation combinée des lumières, par le choix des couleurs, par la fonte insensible des ombres avec les clairs dans la Peinture, en un mot par beaucoup d’études & de recherches de l’Art. On devra aux Ordonnateurs de ces Spectacles une voie qui peut conduire à des moyens propres pour le merveilleux, si souvent & peut-être si nécessairement en usage dans la représentation des Opéra.
Nous n’avons pû donner que cette foible esquisse de la magnificence avec laquelle on a décoré le Poëme ingénieux d’un des plus agréables de nos Poëtes & l’un des chefs-d’œuvres du plus célébre de nos Musiciens. »