Correspondance littéraire (Grimm)
Correspondance littéraire […] depuis 1753 jusqu’en 1769, par le baron de Grimm, 1ère partie, Tome 2, 1757, p. 233
Correspondance littéraire […] depuis 1753 jusqu’en 1769, par le baron de Grimm, 1ère partie, Tome 2, 1757, p. 233
« LA direction de l’opéra vient de passer entre les mains de MM. Rebel et Francœur. Après avoir été long-temps les directeurs de ce spectacle, sous les auspices du prevôt des marchands et de la ville de Paris, ils en sont devenus les entrepreneurs pour leur compte. Sous ce nouvel établissement, l’académie royale de musique a donné cet été un opéra nouveau, dont la musique est de M. Rameau, et les paroles sont de M. Bernard, non moins connu à Paris par ses ouvrages que par ce joli quatrain que M. de Voltaire lui adressa autrefois :
Gentil Bernard est averti,
De par l’amour et par Cythère,
Que l’art d’aimer doit samedi
Venir souper chez l’art de plaire. (1)
C’était feu madame la duchesse de Luxembourg qui priait M. Bernard de venir souper chez elle, et lire le poëme de l’Art d’Aimer. C’est un poëme que M. Bernard n’a pas mis au jour non plus qu’un autre intitulé, Phrosine et Mélidor, mais qu’il récite de temps en temps à ses amis et dans ses sociétés. Tout ce qui a été publié jusqu’à présent de ce poëte, est un opéra tragique, intitulé : Castor et Pollux. Celui qu’on vient de représenter a eu un succès médiocre et contesté. Je ne parlerai point de la musique, ceux qui sont le plus enthousiasmés du talent de M. Rameau conviennent, ce me semble, que ce n’est pas là un de ses meilleurs ouvrages. D’ailleurs, en jugeant la musique française, il faut tant d’indulgence pour le genre et pour son caractère, que le plus court est de n’en point parler. M. Bernard a intitulé son poëme : les Surprises de l’Amour, ballet ; il consiste en trois actes séparés, tirés de la fable. Les poëtes lyriques et les peintres de cette nation, ont un tort commun dont ils ne paraissent prêts à se corriger ; c’est de traiter de préférence la fable. Les Métamorphoses d’Ovide sont le grand réservoir où ils puisent leurs sujets ; les poëtes dramatiques et même les peintres d’Italie n’ont eu garde de tomber dans ce défaut […].
On serait, comme vous voyez, bien habile de ne point faire une fort mauvaise chose en faisant un opéra ; on prend toutes les précautions du monde pour cela ; et si vous voulez vous donner la peine d’examiner les Surprises de l’Amour de M. Bernard, vous n’y trouverez non-seulement ni fonds, ni feu, ni génie, mais à chaque pas vous serez arrêté par un dialogue qui n’a nulle vérité, nulle idée, nulle conduite. Le premier acte a pour sujet l’enlèvement d’Adonis : il me paraît très froid et le dénouement en est plat. Le troisième acte, intitulé Anacréon, a pour sujet ce conte charmant d’Anacréon, qui retire chez lui par pitié un enfant accablé par la rigueur de la saison ; cet enfant est un ingrat qui reconnaît mal ses bienfaits : c’était l’Amour. Ce sujet qui me paraît tout-à-fait défiguré dans le poëme dont j’ai l’honneur de vous parler, serait charmant, non pour un acte d’opéra, mais pour un ballet pantomime. Le second acte qui a plus réussi que les autres, est intitulé la Lyre enchantée. Parthenope, une syrène, initie le fils d’Apollon, Linus, dans les mystères de l’amour ; elle en est adorée ; la muse Uranie voudrait conserver le cœur de Linus à la sagesse ; la syrène a une lyre enchantée qui donne de l’amour à ceux qui la touchent : Uranie la prend imprudemment, cela fait faire à cette muse si auguste, une déclaration d’amour à son élève, qui serait fort ridicule si elle n’était pas si plate. Apollon est obligé de paraître pour faire cesser l’enchantement ; c’est mettre les dieux en chemin pour peu de chose ; il approuve en bon père les amours de son fils et de la syrène. Au reste, tout le poëme, et en particulier ce second acte, m’ont paru fort mal écrits.
(1) Nous conservons la version du manuscrit, quoique ce quatrain nous semblât beaucoup mieux si l’on substituait le second au premier, et le premier au second, comme il a paru dans plusieurs versions connues. »