Mercure de France
Mercure de France, septembre 1757, p. 179
Mercure de France, septembre 1757, p. 179
« L’ACADÉMIE royale de Musique a continué jusqu’au 16 Août les Sibarites, précédés de l’Enlévement d’Adonis, & suivis d’Anacréon. Ces trois actes réunis forment un ballet des plus agréables, & qui mérite d’être repris dans une saison plus favorable. On a vu l’extrait de la premiere & de la troisieme entrée dans le Mercure précédent, nous allons donner dans celui-ci l’extrait des Sibarites.
Extrait des Sibarites. Le théâtre représente un amphithéâtre de verdure, couvert d’arbres en berceaux. Au fonds on voit un trône de fleurs. Hersilide élue Reine de Sibaris vient s’y placer, & l’acte commence par un chœur de peuples qui lui rendent hommage, & qui chantent :
Regnez, mortelle adorable,
Au sein d’un bonheur durable
Faites couler nos loisirs.
Quel empire est préférable
A l’empire des plaisirs !
Un Sibarite lui dit galamment :
A Sibaris comme à Cythere,
La beauté doit donner des loix.
Quand les cœurs choisissent leurs Rois,
L’art de régner, c’est l’art de plaire.
La danse qui suit le chant est interrompue par un bruit de guerre. On vient annoncer à la nouvelle Reine que les Crotoniates ont surpris la ville de Sibaris, & qu’ils sont maîtres de ses remparts. Les Sibarites sont prêts à prendre la fuite, Hersilide les arrête en leur disant :
Peuples, rassurez vos esprits,
Ce péril n’a rien qui m’étonne :
Volez au devant des Vainqueurs,
Recommencez vos jeux paisibles.
Ils vous portent des fers, présentez-leur des fleurs.
C’est vous qui serez invincibles :
L’Empire du plaisir s’étend sur tous les cœurs.
Les Sibarites vont au devant des Crotoniates. Hersilide seule invoque le fils de Vénus par ces paroles si bien faites pour le sujet, & qui reçoivent une nouvelle force de la beauté de la musique.
Tendre amour, prête moi tes armes :
Mon trône est ton autel, mon empire est le tien.
D’un regne dont tu fais les charmes,
Sois le vengeur&le soutien.
Vole, enchaîne un peuple rebelle
Par les mains de la volupté ;
Partout où regne la beauté,
L’Amour triomphe avec elle.
Hersilide sort. Les Crotoniates paroissent armés. Les Sibarites qui les accompagnent en dansant, leur présentent des fleurs, & les invitent à suivre la voix des plaisirs. Astole, chef des Crotoniates, leur répond fiérement :
Peuple efféminé, cœurs timides,
Foulez aux pieds ces fleurs indignes de vos mains :
Armez-vous, imitez des Guerriers intrépides
Qui vont ennoblir vos destins.
Hersilide se montre, Astole est frappé de l’éclat de ses charmes. Elle lui demande avec douceur s’il vient prendre part à leurs plaisirs tranquilles : Non, lui replique Astole :
D’un peuple enseveli dans un honteux repos,
Je viens ranimer la foiblesse ;
Des esclaves de la mollesse
Mon exemple &mes loix vont faire des Héros.
Hersilide combat le destin d’Astole, en lui disant tendrement :
Aimer, plaire à ce qu’on aime,
Goûter la douceur extrême
De le voir ou d’y rêver,
Voilà nos vrais trésors : ah ! sans nous en priver,
Pourquoi n’en pas jouir vous-même ?
Astole lui répond quela gloire l’appelle à d’autres soins. Elle lui replique :
Comparez ses travaux affreux
Aux tranquilles plaisirs de ce séjour champêtre :
Vous nous défendez d’être heureux,
Et nous vous invitons à l’être.
Le Crotoniate qui se sent toucher, veut fuir, & lui fait brusquement ses adieux. Hersilide l’arrête en s’écriant :
Cruel ! vous allez donc désoler ce rivage ?
Astole que ces mots attendrissent encore plus, lui dit :
Rassurez vos sujets, loin de m’armer contr’eux,
Je veux dans leur bonheur respecter votre ouvrage :
Ils vivent sous vos loix, sans doute ils sont heureux.
Adieu…
Cet adieu est prononcé d’un ton différent du premier, il annonce la défaite prochaine d’Astole. M. Larrivée a très bien saisi la nuance, & rend ce rôle dans son vrai caractere. Hersilide qui s’apperçoit de ses avantages, le prie d’être au moins le spectateur de leurs jeux. Astole ne peut résister à la douce instance d’Hersilide, & lui adresse ces mots qui expriment toute la force de son trouble :
Apprenez-moi du moins quel pouvoir invincible
Enchaîne sur vos pas mon orgueil abattu :
Pour rompre ce charme invisible,
Je rappelle en vain ma vertu,
Et mon cœur étonné se reconnoît sensible.
Hersilide lui répond par cette ariette charmante, dont la musique rend si bien l’agrément des paroles :
C’est un enfant qui vous enchaîne :
Il folâtre, il voltige, il blesse au même instant ;
Il attaque sans bruit, il triomphe sans peine :
Moins le combat est éclatant,
Et plus la victoire est certaine.
C’est un enfant, &c.
Cette scene, qui constitue l’acte, nous paroît des mieux faites. Astole s’avoue alors vaincu, & dit à sa suite :
Guerriers, la paix succede à nos sanglans projets :
Adorez cette Reine, épargnez ses sujets :
Chantez, célebrez la victoire,
Et l’empire de la beauté :
Elle désarme la fierté,
Elle triomphe avec elle.
Les Sibarites & les Crotoniates unis répetent ces dernieres paroles :
Chantons, célébrons la victoire, &c.
La musique de ce chœur si justement applaudie est de la plus grande beauté. Les Crotoniates forment des jeux, & se joignent ensuite aux Sibarites. Un ballet général termine l’acte. Nous avons rendu compte de ce divertissement ; nous ajouterons seulement que MM. Rebel & Francœur l’ont enrichi de plusieurs airs qu’ils ont emprunté de M. Rameau même (ces airs sont tirés du Temple de la Gloire, & d’Acante & Céphise) ; on peut dire qu’ils ont servi ce grand homme comme il le mérite, & qu’ils l’ont embelli de ses propres beautés.
L’extrait que nous donnons de ce poëme suffit pour justifier le bien que nous en avons dit, & pour faire connoître au Lecteur impartial le talent de M. Marmontel pour ce genre. Ses vers pour être pensés, qu’on nous permette ce mot, n’en sont pas moins lyriques. On doit faire d’autant plus de cas de ces deux qualités réunies, qu’elles se rencontrent rarement ensemble. Nous sommes charmés de trouver cette occasion de rendre justice à l’Auteur. Nous en profitons en même temps pour le remercier des jolis Contes dont il a décoré plusieurs Mercures de cette année. »