Correspondence

LETTRE DE RAMEAU À BECCARI - Avril 1759

LETTRE DE RAMEAU À BECCARI

Avril 1759

Monsieur,

Voudrez-vous bien me pardonner mon incertitude sur la réception de mon manuscrit, intitulé Nouvelles réflexions sur le principe sonore, et oserais-je espérer un oui ou un non seulement de votre secrétaire ? Pourrais-je me flatter d’ailleurs, qu’il se trouvât dans votre INSTITUT un Géomètre assez complaisant, pour se prêter à mon calcul tout à fait opposé au sien : accoutumé d’employer le plus grand nombre pour exprimer la plus grande grandeur, il trouvera chez moi l’unité pour cette même expression, les nombres en marquant simplement les divisions, ou parties aliquotes ; ce qui change absolument à l’esprit l’ordre des rapports harmoniques et Arithmétiques, dont cependant les moyens donnés en Géométrie, pour en reconnaître les proportions, sont simplement renversés entre nous ; les moyens qui, chez lui indiquent l’une, indiquent l’autre en musique, voilà la première difficulté levée à ce que je crois ; l’autre consiste dans les renversements, et dans notre réduction naturelle des intervalles, donnés par le principe à leurs moindres termes ou degrés : par exemple, les 12.es d.tes Quintes, formées par cette proportion triple, ut. sol. ré se trouvent renversées en Quartes dans cet ordre : ré. sol.  ut lequel ordre est
                                                                                                                           1  1/3 1/9                                                                     1/36 1/48 1/64

proposé sur la fin de l’article qui concerne la Dissonance pour faire reconnaître que les deux extrêmes de cette même proportion, savoir . ut se donnent pour ainsi dire la main, pour
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s’attirer réciproquement dans l’harmonie de leur Terme moyen sol, où pour lors le Ton majeur
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qui nous est donné là pour la première fois, se trouve refusé par les quatrièmes proportionnelles Géométriques, ajoutées également à la proportion harmonique et à l’Arithmétique, renversées l’une de l’autre, et dont je n’ai pu recevoir que le Ton mineur, et le demi Ton majeur, qui avec ce Ton majeur composent les moindres degrés naturels sur lesquels tous les Systèmes de musique ont été fondés comme principes de leur principe même.1

Quel objet du ressort de tout autre sens que de celui de l’ouïe peut nous présenter un principe aussi évident que la Résonnance d’un Corps sonore, où l’on croit n’entendre qu’un seul son, pendant que toutes les proportions résonnent en même temps (en y sous-tendant celle de l’Arithmétique renversée de l’harmonique) et où ces proportions se bornent au 1/5 du Corps sonore pour nos oreilles ? Que penser de la Résonnance sensible du 1/3 et du 1/5 de ce Corps sonore reconnue généralement pour la proportion harmonique, pendant que le 1/2 et le 1/4 dont se forme une proportion géométrique avec 1 et qui doivent à plus forte raison résonner, ne se distinguent cependant point ? Que penser des moyens qu’emploie la nature, pour nous faire distinguer ces deux proportions l’une de l’autre, et pour nous empêcher de les confondre ? Comment nul ne s’en est-il aperçu jusqu’à ce jour ? On les voit décidées Continues par la nature même ; pourquoi donc le Géomètre s’obstine-t-il à nous donner dans ses Eléments celles à quatre Termes pour les principales ? Comment ne s’est-il pas avisé d’y ajouter une quatrième proportionnelle ? Il est vrai que la nature n’accorde en ce cas l’égalité de rapports qu’aux proportions géométriques dans leur progression, mais cette quatrième ne peut-elle s’ajouter géométriquement ? De là naissent justement les Dissonances harmoniques, dont le renversement donne les moindres degrés naturels à la voix qu’on n’avait encore su tirer que des différences entre les consonances.

Ce principe nous offre d’ailleurs des particularités dignes d’admiration : en se plaçant au centre de ses Multiples et sous-Multiples qu’il fait tous frémir, il donne une idée de l’infini ; en forçant ses Multiples à se diviser en ses Unissons. Ils ne font plus qu’un avec lui, et prouve par-là qu’il est le plus grand, qu’il contient tout sans pouvoir être contenu ; de plus, content d’avoir tout engendré, il cède à ses premiers produits 1/2, 1/3 et 1/5 le droit d’en ordonner, en les constituant Termes moyens de Proportions Géométriques à l’instar de la première 1.1/2.1/42 auxquels Termes moyens il communique en même temps le droit de l’infini par les progressions à l’infini, ou à l’indéfini, si l’on veut, qu’ils peuvent procurer de côté et d’autre ; il rend ces mêmes proportions les arbitres de toute succession et variété harmoniques chacun des trois Termes 1/2, 1/3, 1/5, y recevant des propriétés de supériorité correspondantes à la primauté de leur origine, et la proportion harmonique ne leur servant partout que d’ornement, en les constituant sous proportion à laquelle l’Arithmétique peut se substituer comme sa renversée.

Au moment que le corps sonore résonne tout est en mouvement, Proportions, Progressions, Rapports dont les différences conduisent aux infiniment petits, même la mesure et les nombres qui en désignent les Termes : on voit ici l’oreille commander au compas, lorsqu’au contraire le compas commande à l’œil, qu’elle appelle même à son secours dans le besoin, et pour lui donner en même temps des leçons sur la perfection plus ou moins grande des différents rapports sur la mesure même : les Arbitraires y sont annoncés, et les approximations, même, auxquelles l’oreille se prête malgré nous, de sorte qu’a plus forte raison les autres sens doivent s’y prêter puisque Superbissimum auris judicium.

L’Analyse a toujours été, comme je le dis dans l’ouvrage, un obstacle aux lumières que le Géomètre aurait pu tirer de la Musique, s’il ne se sert de la Synthèse que pour la preuve : qu’il l’emploie uniquement aujourd’hui, elle le conduira à ses fins, sans avoir besoin de l’analyse pour preuve.

D’autres particularités conduisent enfin dans l’ouvrage à reconnaître le Phénomène sonore pour l’unique principe des sciences, que le Créateur a bien voulu soumettre à notre raison. Se pourrait-il qu’au moment que la vérité se développe dans la Musique, le Philosophe la négligeât, cette science ; après en avoir fait sa principale occupation depuis 3 ou 4000 ans sur de faibles idées qui l’ont plongé de plus en plus dans l’erreur.

Je suis avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Rameau.

À Paris ce  avril 1759.

Ayez la bonté de lire le tout, ou de le faire lire pour qu’on vous en rende compte.

1Ceci se vérifie dans l’ouvrage.

2Tout autre nombre premier peut également être pris pour Terme moyen dans d’autres sciences.