Correspondence
LETTRE DE RAMEAU AU MERCURE DE FRANCE - Mai 1752
LETTRE DE RAMEAU AU MERCURE DE FRANCE
Lettre à l’auteur du Mercure.
Permettez-moi, Monsieur, d’insérer dans votre Journal mes remerciements à Monsieur d’Alembert, pour la marque d’estime qu’il vient de me donner en publiant ses éléments de Musique théorique et pratique, suivant mes principes. Quelque publicité que je donne aux témoignages de ma vive reconnaissance, ils seront toujours moins éclatants que l’honneur que je reçois.
Les progrès de mon art ont été pour moi le premier objet de mes veilles. La récompense la plus flatteuse que je me sois proposée, c’est le suffrage et l’estime des savants.
Il s’est trouvé heureusement pour moi, dans les Académies les plus célèbres, de ces hommes éclairés et justes que leurs lumières mettent au-dessus de la prévention, et leur mérite au-dessus de l’envie. J’ai eu le bonheur d’obtenir leurs suffrages, et leurs suffrages ont entraîné ceux de la multitude.
Parmi ces Savants, que je me fais gloire d’appeler mes Juges et mes Maîtres, il en est un que la simplicité de ses mœurs, l’élévation de ses sentiments, et l’étendue de ses connaissances me rendent singulièrement respectable. C’est de lui, Monsieur, que je reçois le témoignage le plus glorieux auquel l’ambition d’un Auteur puisse jamais aspirer. Quelques écrivains ont essayé de se faire connaître tantôt en défigurant mes principes, tantôt en m’en disputant la découverte, tantôt en imaginant des difficultés dont ils croyaient les obscurcir. Ils n’ont rien fait ni pour leur réputation, ni contre la mienne ; ils n’ont rien ajouté ni retranché à mes découvertes, et l’art n’a retiré aucun fruit du mal qu’ils ont voulu me faire. Que c’est peu connaître l’intérêt de sa propre gloire, que de prétendre l’établir sur les ruines de celle d’autrui ! L’homme illustre à qui s’adresse ma reconnaissance, a cherché dans mes ouvrages non des défauts à reprendre, mais des vérités à analyser, à simplifier, à rendre plus familières, plus lumineuses, et par conséquent plus utiles au grand nombre, par cet esprit de netteté, d’ordre et de précision qui caractérise ses ouvrages. Il n’a pas dédaigné de se mettre à la portée même des enfants, par la force de ce génie qui plie, maîtrise et modifie à son gré toutes les matières qu’il traite. Enfin il m’a donné à moi-même la consolation de voir ajouter à la solidité de mes principes, une simplicité dont je les sentais susceptibles, mais que je ne leur aurais donné qu’avec beaucoup plus de peine, et peut-être moins heureusement que lui.
C’est ainsi, Monsieur, que les Sciences et les Arts se prêtant des lumières mutuelles hâteraient réciproquement leurs progrès, si tous les auteurs, préférant l’intérêt de la vérité à celui de l’amour propre, les uns avaient la modestie d’accepter des secours, les autres la générosité d’en offrir. J’ai l’honneur d’être,
Rameau.