Correspondence
LETTRE DE RAMEAU AU MARQUIS DE PAULMY D’ARGENSON - 12 avril 1752
LETTRE DE RAMEAU AU MARQUIS DE PAULMY D’ARGENSON
12 avril 1752
Monseigneur,
Les nouvelles réflexions que j’ai l’honneur de vous présenter prouvent évidemment que j’ai découvert le Principe de l’harmonie servant de base à tout l’Art Musical Théorique et Pratique, et doivent fermer la bouche à ceux qui osent quelquefois blâmer à l’oreille ce qu’ils sont forcés d’applaudir hautement ; il y a même lieu de conjecturer que ce principe est également celui de tous les arts de goût, comme le prouve déjà un traité d’architecture qui paraîtra bientôt ; c’est le premier Principe qui ait encore été découvert dans la Nature, je le tiens d’un Phénomène auquel nulle supposition, nulle hypothèse n’est comparable : tout ce qui est antécédent à ce Principe n’est nullement de ma compétence et c’est pour de pareil antécédent que les Philosophes stériles imaginent des hypothèses, pour ne pas dire, des Chimères dont ils repaissent ceux qui ne veulent pas se donner la peine d’approfondir. Je n’ai jamais eu d’égal dans cette partie, ni n’en aurai jamais, d’où j’ose croire que si le Roi savait avoir un pareil Sujet, il se ferait gloire de le récompenser, ne fut-ce que pour donner de l’émulation : s’il savait du moins le besoin qu’a l’Opéra de mes ouvrages, il serait peut-être étonné de ce qu’on m’y fait mendier ce qu’on aurait dû m’offrir il y a longtemps : mes Mémoires sont remplis des raisons qui doivent y déterminer, et si j’étais persuadé que vous les eussiez lus, et qu’il ne restât plus qu’à répondre aux objections qu’on pourrait vous y avoir faites, j’oserais vous supplier, Monseigneur, de procurer un moment d’entretien pour vous mettre au fait : n’avoir pas un nombre suffisant d’Acteurs pour les anciens Opéras, être à la veille d’en manquer, peut-être pour longtemps, n’avoir plus de ressource que dans la Musique et les Ballets, voilà déjà de fortes raisons ; il y en a bien d’autres encore : ne faut-il pas semer pour recueillir, et comment s’y prend-on pour cela ? Chasser les Étrangers du Spectacle, et bientôt les Amateurs de Musique, dont le nombre augmente chaque jour, et dont l’oreille accoutumée au Vrai beau ne peut plus s’assujettir au Simple trop Simple, Voilà où l’on en est.
Je me flatte, Monseigneur, que ma réputation est assez établie, que j’ai assez donné de preuve de mon attachement unique pour mon Art, et de mon pur amour pour le vrai et le parfait, pour n’avoir pas à craindre qu’on attribue à une sotte vanité, à une ambition ridicule ce que je suis dans le cas de dire à l’occasion de mes découvertes ; c’est sur le mérite qu’elles renferment en elles-mêmes que je fonde ce que j’ose avancer, puisqu’elles remplissent et consomment l’objet des recherches des plus grands hommes depuis les temps les plus reculés, et qu’il ne reste plus qu’à les suivre dans toutes leurs conséquences comme dans les Éléments de Musique que M. Dalembert vient de mettre au jour suivant mes principes.
J’ai trop de confiance, Monseigneur, en vos lumières et en votre justice pour n’être pas convaincu que j’en recevrais toute faveur et toute protection si j’avais le bonheur que vous voulussiez m’entendre et m’instruire par vous-même de la Vérité des faits.
Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, votre très humble, et très obéissant serviteur.
Rameau.
Ce 12 avril 1752.