Mercure de France
Mercure de France, novembre 1739, p. 2890
Mercure de France, novembre 1739, p. 2890
« LE 19. Novembre, l’Académie Royale de Musique donna la premiere Réprésentation de Dardanus, Tragédie, dont M. de la Bruere a fait les paroles, & M. Rameau la Musique. Cet Opera continuë d’attirer beaucoup de Spectateurs, malgré les contradictions qu’il a essuyées dans sa naissance. En voici l’Extrait.
Au Prologue, le Théatre représente le Palais de l’Amour à Cythere ; on y voit ce Dieu sur un Trône, à côté de Vénus ; les Plaisirs l’environnent, la Jalousie & sa Suite sont au fond du Théatre. Vénus chante ces Vers :
Regnez Plaisirs, regnez ; enchantez ce séjour ;
Mon Fils vous doit tous les cœurs qu’il engage ;
C’est pour vous y trouver que l’on vient dans sa Cour.
Quand on adore l’Amour,
C’est aux Plaisirs qu’on rend hommage.
Les Plaisirs dansent, mais ils sont bien-tôt troublés par la Jalousie & sa turbulente Suite. L’Amour chante ce qui suit, pour apaiser le tumulte qui vient de s’élever.
Je veux que sous mes loix tous les cœurs soient heureux.
Les Plaisirs désormais formeront seuls mes nœuds…
Tyran des tendres cœurs, Jalousie inhumaine,
Soupçons, troubles cruels, fuyez de ce séjour ;
Fuyez, Monstres affreux, qu’on prendroit pour la haine,
Si l’on ne vous trouvoit dans le sein de l’Amour.
Venus se joint à l’Amour ; ils ordonnent tous deux qu’on enchaîne ces perturbateurs de la paix publique ; mais à peine sont-ils enchaînés, que les Plaisirs languissent, & que tout s’endort, jusqu’à l’Amour & Vénus. Cette Déesse des cœurs sort enfin de sa létargie, & prévoyant d’où a pû naître cet assoupissement géneral, elle dit à la Jalousie & à sa Suite :
Brisez vos fers, Troupe affreuse & cruelle
Accourez, Vénus vous apelle ;
J’abandonne Cythere à l’horreur qui vous suit,
Dût l’Amour éprouver le plus cruel martyre ;
Vous ne pouvez que troubler son Empire,
Et ce calme perfide à jamais le détruit.
Les ordres de Vénus sont executés ; on brise les chaînes de la Jalousie & de sa Suite, mais c’est à condition qu’ils n’auront qu’autant de vivacité qu’il en faut pour réveiller les Plaisirs, conformément à cette maxime du premier de nos Poëtes Lyriques.
Et l’Amour tranquile
S’endort aisément.
On doit sçavoir bon gré à l’ingénieux Auteur de ce Prologue, d’avoir mis cette maxime en action ; c’est une nouvelle découverte pour les Prologues ; il n’y a presque point de proverbe, de maxime, ni de sentence, qui ne soit susceptible d’un si heureux & si utile emploi. L’Amour annonce le sujet de la Tragédie par ces Vers :
Qu’un Spectacle éclatant nous retrace l’Histoire
D’un Favori de Mars, enchaîné dans ma Cour.
Quelque éclat qu’aux Guerriers présente la Victoire,
Un penchant plus flateur les entraîne à son tour ;
Le préjugé, l’orgueil, ont enfanté la Gloire,
Mais la Nature a fait naître l’Amour.
Acte I. Le Théatre représente un Lieu rempli de Mausolées, qui ont été élevés à la gloire des plus fameux Guerriers, qui ont péri dans la guerre que Dardanus, fils de Jupiter & d’Electre, a déclarée à Teucer, Roy de Phrygie. Iphise,fille de Teucer, se plaint de l’amour dont elle est éprise pour Dardanus, ennemi de son Pere ; voici comme elle expose le sujet.
Cesse, cruel Amour, de regner sur mon ame,
Ou choisis d’autres traits, pour t’en rendre vainqueur.
Où m’entraîne une aveugle ardeur ?
Un ennemi fatal est l’objet de ma flamme ;
Dardanus a soumis mon ame.
Cesse, cruel Amour, &c.
Elle prie les Mânes des Guerriers, dont les cendres sont renfermées dans les Tombeaux qu’on voit paroître, de la faire triompher d’un amour qui les outrage. Teucer, son Pere & Roy de Phrygie, vient redoubler sa douleur, en lui annonçant son Hymen prochain avec Antenor, Prince voisin de ses Etats, qui vient joindre ses Armées aux siennes contre Dardanus. Antenor ne tarde guere à lui venir confirmer cette triste nouvelle par ces Vers.
Princesse, après l’espoir dont j’ose me flater,
Je réponds des exploits que je vais entreprendre.
Je combattrai pour vous défendre,
Et pour vous mériter.
Iphise a beau lui dire que sa victoire n’est pas sûre contre un Fils de Jupiter, il lui répond galamment :
S’il est protegé par les Dieux,
Je suis animé par vos charmes.
Teucer & Antenor, pour rendre leur union plus forte & plus sûre, lui pretent le secours d’un serment, auquel les Chœurs répondent. Une Phrygienne adresse ces Vers à Antenor.
Allez, jeune Guerrier, courez à la victoire ;
Le Prix le plus charmant vous attend au retour ;
Que votre sort est doux ! vous volez à la gloire
Sur les aîles du tendre Amour.
Le succès dont les Phrygiens se flatent, est le motif de la Fête de ce premier Acte. Iphise le finit par ce court Monologue, qui annonce ce qui doit se passer dans l’Acte suivant :
Je cede au trouble affreux qui dévore mon ame ;
De mes sens égarés puis-je guérir l’erreur ?
Consultons Ismenor ; ce Mortel respectable,
Perce de l’avenir les nuages épais ;
Heureuse, s’il pouvoit, par son Art secourable,
Rapeller dans mon cœur l’innocence & la Paix !
Acte II. Le Théatre représente une Solitude. On voit un Temple dans l’enfoncement.Ismenor, Magicien & Prêtre de Jupiter, commence l’Acte, & annonce aux Spectateurs son pouvoir & ses qualités. Dardanus vient implorer son secours, persuadé qu’il est son fidele ami. Ismenor lui représente en vain la grandeur du péril où il s’expose ; Dardanus lui dit que son amour pour Iphise lui a fermé les yeux sur tous les dangers qui le menacent ; Ismenor lui aprend qu’Iphise doit venir le consulter. Dardanus lui répond
Je l’ai sçû ; j’ai volé, j’ai devancé ses pas.
Souffrez-moi dans ces Lieux, j’y verrai ses apas :
C’est un charme suprême
Qui suspendra mon tourment.
Eh ! quel bien vaut pour un Amant
Le plaisir de voir ce qu’il aime ?
Pour mieux engager Ismenor à le servir, il lui fait entendre que, s’il peut obtenir Iphise de Teucer, il renoncera à tous les avantages que la Victoire lui a déja fait obtenir & que son hymen avec cette Princesse, sera le sceau de la Paix. Ismenor se rend ; il consulte les Enfers ; c’est-là ce qui forme la Fête dont on ne peut se passer dans ce genre de Poësie. Ismenor obtient des Divinités infernales, la permission de communiquer une partie de son pouvoir ; il donne sa Baguette magique à Dardanus ; ce don mysterieux doit le faire passer pour Ismenor lui-même.
Antenor vient le consulter, ou plutôt il vient le charger de consulter le cœur d’Iphise, & de lui faire sçavoir quels sont ses sentimens secrets pour ou contre lui ; il ne daigne pas l’interroger sur le sort de ses Armes & lui dit fierement.
Je ne veux point prévoir le succès qui m’attend ;
Ce n’est pas ce dessein qui près de vous me guide ;
Un esprit curieux marque une ame timide,
Et j’aprendrai mon sort en combattant.
A peine Antenor est-il sorti, qu’Iphise vient consulter son propre Amant, caché sous les traits d’Ismenor. C’est ici, sans contredit, la plus belle Scene de la Pièce ; & les beautés dont le fond seul la fait briller, sont telles, qu’il est presque impossible que ce ne soit aux dépends des autres Actes ; en voici quelques fragments : Iphise voyant l’effet que l’aveu de son amour a produit sur le faux Ismenor, lui dit d’une voix tremblante :
Si vous êtes surpris en aprenant la flamme ;
De qu’elle horreur serez-vous prévenu,
Quand vous sçaurez l’objet qui regne sur mon ame ?
Dardanus aprend avec transport que cet objet qu’Iphise croit devoir lui faire horreur n’est-autre que lui-même ; il se fait violence, autant qu’il lui est possible, pour empêcher sa joye d’éclater & de le déceler. Iphise ajoûte :
D’un penchant si fatal rien n’a pû me guérir ;
Jugez à quel excès je l’aime,
En voyant à quel point je devrois le haïr.
Arrachez de mon cœur le trait qui le déchire.
Je sens que ma foiblesse augmenta chaque jour,
De ma triste raison rétablissez l’empire,
Et rendez-lui ses droits usurpés par l’Amour.
Dardanus ne peut plus se contraindre, malgré la menace qu’Ismenor lui a faite ; il jette sa Baguette magique, & tombe aux pieds de sa Princesse. Iphise honteuse de l’aveu qu’elle vient de lui faire de sa foiblesse, le fuit ; mais elle lui laisse le plaisir d’avoir apris qu’il est aimé. Il en est si rempli & si éperdu, qu’il oublie de reprendre sa Baguette, qui l’auroit empêché de tomber entre les mains de ses ennemis, comme nous l’allons voir dans l’Acte suivant, où le Théatre représente une Galerie du Palais de Teucer.
Iphise ouvre la Scene par ce Monologue.
O jour affreux ! le Ciel met le comble à mes maux ;
Dardanus est captif ! Dieux ! sa perte est certaine ;
La vengeance & la haine
Vont seules ordonner du sort de ce Héros.
Que mon destin est déplorable !
C’étoit peu que l’Amour d’un trait inévitable,
M’eût pour mon ennemi contrainte à m’enflâmer,
Je me trouve à la fois malheureuse & coupable ;
Et le sort cruel qui m’accable,
Joint l’horreur de le perdre au remord de l’aimer.
Antenor vient témoigner à Iphise la joye qu’il a de son prochain bonheur, que Teucer vient de lui annoncer, comme le premier fruit de la Paix, que l’emprisonnement de Dardanus rend infaillible ; il ajoûte que le Roy a juré de l’immoler en victime. Iphise frémit d’horreur à cette funeste nouvelle ; elle reproche à Antenor l’indigne plaisir qu’il se fait d’un sacrifice si lâche & si odieux ; Antenor l’accuse d’aimer Dardanus ; elle s’en défend mal, & se retire, voyant aprocher les Peuples, qui viennent chanter le bonheur que la Paix leur fait esperer.
Cette Fête, qui est très-gaye & très-gracieuse, est troublée par Teucer ; il annonce que Neptune vient de faire sortir du sein des flots un Monstre furieux, qui venge la prison d’un Fils de Jupiter, comme Triton l’a annoncé. Antenor se résout à combattre le Monstre, & s’explique ainsi en parlant à Teucer :
Contre l’objet de votre haîne
J’avois juré de vous prêter mon bras ;
Un Monstre, pour briser sa chaîne,
Vient ravager ces climats ;
Mais, malgré sa fureur, la même ardeur m’anime ;
Mes sermens sont plus forts que les Dieux en courroux,
Ces Dieux ne font que changer la victime,
Qui devoit tomber sous mes coups.
Le Chœur invite Antenor à remplir son serment.
Comme nous aprenons que le quatriéme & cinquiéme Acte doivent reparoître incessamment avec beaucoup de changemens, nous nous réservons à en parler plus amplement dans le prochain Mercure, ainsi nous n’allons dire de ceux qu’on joüe actuellement, que ce qui concerne le fond de l’action théatrale.
Le Théatre représente le rivage de la Mer. On y voit de tous côtés des traces de la fureur du Monstre qui ravage la Côte ; Vénus descend dans un Char, où l’on voit Dardanus endormi. La Déesse expose le sujet qui l’amene par ce Monologue.
Malgré le Dieu des Mers & son pouvoir suprême,
Dardanus subissoit un trépas rigoureux,
Quand le Maître des Dieux,
Pour délivrer un Fils qu’il aime,
M’a fait voler du haut des Cieux.
Venez, songes flateurs ; venez calmer sa peine ;
Enchantez un Héros, dont les Dieux sont l’apui :
Montrez-lui les desseins que ces Dieux ont sur lui
Quand ils me font briser sa chaîne.
Les Songes exécutent les ordres de Vénus ; ils dansent & chantent au tour du lit sur lequel il repose ; ils l’entretiennent du bonheur & de la gloire qui vont succeder à ses peines ; ils l’exhortent à combattre le Monstre. Dardanus réveillé par la Gloire, vole au combat, son Rival a déja attaqué le Monstre ; Dardanus, par un sentiment de génerosité se résout à le secourir ; il tuë le Monstre & sauve son Rival. Antenor ne peut le reconnoître au milieu de la nuit ; mais pour signaler sa reconnoissance, il lui donne son épée, comme un gage du serment qu’il fait de lui accorder tout ce qu’il lui demandera. Dardanus lui dit :
Il faut laisser à la Princesse
La liberté de refuser ta main.
Antenor frémit du Sacrifice que son Libérateur exige de lui ; mais lié par son serment, il se résout à tenir sa promesse.
Dans le dernier Acte, le Théatre représente le Palais de Teucer. Ce Prince suivi de la Princesse, en sort pour aller au-devant d’Antenor, qu’on croit vainqueur du Monstre. Ce Prince s’avance, au bruit des Concerts qui annoncent son prétendu triomphe : loin d’être flate des éloges qu’on lui donne, il rougit de les avoir si peu mérités ; il n’est occupé que du triste Sacrifice où son serment l’engage. Dardanus arrive enfin, il se fait reconnoître à son Rival, à la faveur du gage qu’il a remis entre ses mains. Antenor lui cede la Princesse. Il dit à Teucer en lui parlant de Dardanus.
Il aime, il est aimé ; cedez à votre tour ;
Imitez ma reconnoissance ;
Est-il plus aisé d’étouffer la vengeance,
Que d’éteindre l’amour ?
Il adresse ces deux derniers Vers à Iphise :
Je vous fuis ; je n’ai point d’assés puissantes Armes,
Pour combattre à la fois & l’Amour & vos charmes.
Vénus, qui arrive, acheve de déterminer Teucer à se réconcilier avec Dardanus, & à l’accepter pour Gendre.
Le Théatre change. Les Amours, par l’ordre de Vénus, élevent un Palais charmant, pour célebrer l’Hymen de Dardanus & d’Iphise. Nous donnerons une Description de cette nouvelle Décoration. »