Mercure de France

Mercure de France, décembre 1751, p. 163

Mercure de France, décembre 1751, p. 163

« L’Académie Royale de Musique donna le dix-neuf Novembre la premiere représentation d’Acante & Cephise, Pastorale héroïque à l’occasion de la naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne. Nous allons donner un Extrait un peu étendu de ce nouvel ouvrage de M. Marmontel.

Acante & Cephise ont une tendresse réciproque, ils sont protegez par Zirphile Fée, bienfaisante & traversez par Oroës, genie souverain des airs, amoureux de Cephise : voila le fonds du Poëme. Acante & Cephise ouvrent la Scéne. Le premier aborde sa maitresse avec transport, elle ne lui répond qu’avec douleur, & lui annonce la volonté d’Oroës, qui prétend sans délai s’unir avec elle. Pour surcroit de peine la Fée les abandonne pendant qu’Acante & Cephise déplorent leur malheur ; Zirphile arrive, elle les exhorte à se consoler.

Tendres Amans consolez-vous
On est heureux par l’espérance.
Sous les yeux même des jaloux,
Elle nous fait jouir d’avance
Des biens qu’ils éloignent de nous.
Tendres Amans,&c.
Sur ses ailes un cœur s’élance,
Au devant d’un destin plus doux.
Tendres Amans,&c.

Elle leur déclare qu’elle est obligée de les quitter, le destin l’a chargée de veiller au bonheur du monde, il lui a promis une puissance supérieure à celle d’Oroës, & l’Empire des airs, mais elle doit auparavant se rendre aux lieux où les décrets du destin doivent se reveler : cependant pour calmer les allarmes des deux amans elle donne à Acante un bracelet magique, qui par un accord simpatique doit leur faire éprouver à la fois tout ce qu’ils éprouveront séparément sans se voir & sans s’entendre. Les Fées de la suite de Zirphile dansent autour d’Acanthe & de Cephise, & forment le charme de la simpatie en remettant le bracelet à Acante ; Zirphile dit aux amans en les quittant,

A Dieu, conservez bien ce gage
Du nœud secret qui vous engage.

Oroës paroit sur le champ, il fait arrêter Acante, & dit à Cephise pour adoucir ses plaintes,

Je pardonne aux premiers éclats
D’une douleur qui m’irrite,
On regrette un bien que l’on quitte
Pour un bien que l’on ne connoit pas.

Il lui donne ensuite une fête qui est interrompue par les cris de Cephise, sur qui agit la simpatie.

Acante, où sommes nous, Dieux quelle obscurité !
Quelle horrible prison ! quelle pésante chaîne !
LE GENIE
Vous êtes en un lieu par l’amour enchanté
Où vous régnez en souveraine.
CEPHISE
Acante où sommes-nous ? ah quelle cruauté !
Barbare, par quel crime avons-nous mérité
Cette effroyable peine,
Acante, cher Acante, hélas !
LE GÉNIE
Quel prodige inoui, que je ne comprens pas.
à Cephise
Livrez-vous aux plaisirs que l’amour vous présente
CEPHISE
Acante, cher Acante,
Hélas !
LE GÉNIE à part
Je suis trahi, perfide Fée,
Je reconnois ton noir enchantement.
CEPHISE tombant évanouie
Je succombe à ce long tourment.
Le génie effrayé rappelle Acante, Cephise revient de son évanouissement, & les deux amans font éclater une joye égale à leur tendresse.
CEPHISE
Quel Dieu nous réunit ?
LE GÉNIE
C’est moi.
Moi, que vous accablez d’une rigueur extrême.
CEPHISE
Mettez le comble à ce soin généreux.
ACANTE & CEPHISE
Jusqu’au tombeau permettez que je l’aime ;
En faisant des heureux
Ne l’est-on pas soi-même ?

Cette maxime est nouvelle pour Oroës, qui ne peut souffrir un bonheur qui l’accable ; il leur donne cependant un jour pour se voir & pour se regretter, après lequel il déclare qu’il sera inéxorable. Acante & Cephise prenent le parti de se rendre au Temple de l’amour pour y consulter l’oracle.

ENSEMBLE

Qu’un ennemi jaloux
Fasse éclater sa haine,
Qu’il lance tous les traits d’un injuste courroux ;
Si nous sommes unis d’une éternelle chaine,
Sa fureur sera vaine.
Sa fureur sera vaine,
Si l’amour est pour nous.

Ce duo termine le premier Acte. Le second commence par un Monologue du Génie.

Amour je ne viens point au pied de ton Autel
Exhaler en soupirs un courroux légitime,
Comme toi je suis immortel
Et je sais braver qui m’opprime.

Malgré sa puissance il ne peut rompre le nœud que Zirphile a formé, ce qui le détermine à employer la feinte pour sauver l’objet de son amour & perdre l’objet de sa haine ; il entend une simphonie qui annonce l’arrivée des Prêtresses de l’Amour, il les évite pour aller préparer sa vengeance.

Une foule d’amans heureux & malheureux vient à la fête, la grande Prêtresse interrompt ceux qui se plaignent par ces vers.

Au culte du Dieu du bonheur
Pourquoi mêler une plainte indiscrete ?
Le trouble qu’il répand dans une ame inquiête
Est lui-même une faveur.
Chantez l’amour, chantez ses charmes,
Si son Empire a des allarmes
C’est pour animer les desirs.
Chantez l’amour, chantez ses charmes,
Si son Empire à des allarmes
Le calme qui les suit rend plus doux les plaisirs.

Acante & Cephise arrivent.

ACANTE à la grande Prêtresse
Vous voyez deux tendres amans
Que poursuit d’un jaloux la fureur implacable ;
Du Dieu qui reçut nos sermens
Nous venons consulter l’oracle irrévocable,
Sur le terme de nos tourmens
LA GRANDE PRÊTRESSE
Je vais l’interroger. A des nœuds si charmans
Puisse t’il être favorable !

Les nuages qui couvroient le Temple de l’amour se dissipent, & les Prêtresses en sortent.

LA GRANDE PRÊTRESSE à Acante & Cephise
Le jour où tous les cœurs rendront grace à l’amour,
Vous serez unis sans retour.

Les deux amans au lieu d’être rassurés par l’oracle, n’en deviennent que plus impatients, ils sont surtout effrayez de voir différentes troupes d’amans exprimer par leurs danses leurs mécontentemens en se fuyant les uns les autres.

CEPHISE à ces amans
Amans qui vous fuyez, cessez de vous contraindre,
On perd d’heureux momens à feindre
Une haine qu’on ne sent pas ;
On s’évite & l’on soupire,
On s’éloigne & l’on désire
De retourner sur ses pas.
Amans qui vous fuyez,&c.
ACANTE aux mêmes
Avant de se réunir
Chacun veut être pour sa gloire
Le dernier à revenir.
Mais quand sur le dépit l'amour a la victoire,
Aucun des deux ne veut croire
Qu'on ait pu le prévenir.

Delie, jeune Bergere chantante & dansante, paroît sur la Scène évitant son Berger qui la suit.

ACANTE à Délie
Pourquoi fuir ainsi les pas
D'un Amant empressé qui pour vous semble vivre.
DÉLIE avec dépit
Je lui défens de me suivre.
CÉPHISE
Lui pardonneriez-vous de ne vous suivre pas ?
DÉLIE
Dois-je regretter un volage
Qui ne cesse de m'allarmer,
L'infidéle voudroit charmer
Chaque beauté qui brille à son passage.
Dois-je regretter, &c.
ACANTE
Est-ce un crime que d'enflammer
Des cœurs dont il vous fait hommage,
C'est pour vous engager à l'aimer encore mieux
Qu'il se fait aimer de mille autres,
Il ne veut plaire à tous les yeux
Que pour être plus cher aux vôtres.

Le Berger dansant s'avance vers Délie.

Laissez, laissez-vous entrainer,
Punir un tendre Amant, c'est se punir soi-même,
Ah ! qu'il est doux de pardonner 
Quand on pardonne à ce qu'on aime !
DÉLIE courant vers son Berger
Ah ! qu'il est doux de pardonner
Quand on pardonne à ce qu'on aime !
TOUS LES CHŒURS d’AMANS
Ah ! Qu'il est doux, etc.

On entend un prélude qui annonce l’arrivée du Génie, tout le monde se retire, mais le Génie retient Acante & Cephise en leur disant,

Ne puis-je inspirer que l’effroi ?
Tout fuit, tout tremble à mon approche,
Non, n’attendez plus de moi
Ni menace ni reproche.

Il paroît nécessaire d’observer que ces prétendus Amans malheureux ne sont venus que par ordre du Génie pour tromper Acante & Cephise ; cet artifice n’a été employé que pour écarter Cephise, que le Génie avoit résolu d’envoyer dans le Temple, en lui faisant entendre qu’il va l’unir avec ce qu’elle aime.

Les suivans du Génie forment un second divertissement sous la forme de Chasseurs & de Chasseresses, à la fin duquel les femmes du Ballet emmenent Cephise dans le Temple : pendant son absence le Génie interroge Acante, & tâche de l’engager par un motif de reconnoissance à lui découvrir le charme secret dont il se doute ; Acante est sur le point de tout dire, lorsque Cephise qui craint également la pénétration du Génie & la candeur d’Acante, s’écrie avec précipitation :

Acante, au nom des Dieux gardez-vous de parler.

Le Génie irrité fait enlever par deux troupes d’Aquilons Acante & Céphise dans des nuages, & c’est ce qui finit le second Acte.

Le commencement du troisiéme inspire l’horreur & l’effroi. Les deux Amans attachés sur des rochers, & entourez d’une troupe d’esprits malfaisans, déplorent leur triste situation, que le Génie rend encore plus affreuse en paroissant armé par la vangeance, & monté sur un dragon à demi hauteur du Théâtre, entre Acante & Cephise.

LE GÉNIE & LE CHŒUR
Tremblez, tremblez malheureux,
Des tourmens qu’on vous prépare,
Une mort barbare
Est me moins affreux.

Le Génie menace, éclate, tonne, & veut sans miséricorde que le charme qui l’irrite soit rompu, Acante & Cephise aiment mieux périr que d’être désunis.

LE GÉNIE
Je vais donc me livrer tout entier à ma haine.

Acante & Cephise font retentir la Scéne de leurs gémissemens, le Génie n’en est point attendri, & dit à Acante en lui montrant Cephise :

Voici l’instant de son supplice,
Parle, ou je l’immole à tes yeux.
ACANTE & CEPHISE
Secourez-nous, grands Dieux !
LE GÉNIE à Acante
Réponds.
ACANTE & CEPHISE
Secourez-nous, grands Dieux !
LE GÉNIE
Qu'il expire... qu'elle périsse.

Les Esprits cruels montent en dansant sur les rochers, & levent le poignard sur Acante & sur Cephise.

ACANTE

O fureur ! ô mortel effroi !
Barbare, arrête ; écoute-moi.

Le Théâtre tout à coup change, le Génie & sa suite s’abiment, & Zirphile paroît entourée de toute sa Cour & de celle d’Oroës que le destin vient de lui soumettre ; elle annonce la naissance d’un Héros par ces vers.

Triomphe victoire,
Un Héros voit le jour,
Rendons graces à l'amour.
Triomphe victoire !
ACANTE & CEPHISE
Regne amour, jouis de ta gloire.
Des maux que tu nous fais,
Un seul de tes bienfaits
Efface la mémoire.
ZIRPHILE
Du plus beau nœud que l'amour ait formé
J'ai vu naître le plus beau gage,
J’ai vu ce Dieu charmé
Sourire à son image,
J'ai reçu dans mes bras son plus parfait ouvrage.
De mes dons je l'ai couronné ;
TOUS
Triomphe, victoire, &c.

Les differentes troupes de Fées, de Génies & d’esprits aëriens, rendent en dansant hommage à leur nouvelle Souveraine.

ZIRPHILE avec entousiasme en interrompans la danse.
Où suis-je ? & qu'est-ce que je vois ?
Mes yeux de l'avenir percent le sombre voile,
O digne Sang des plus grands Rois,
Quels destins éclatans m'annonce ton étoile.
Quel tissu de bienfaits, de vertus & d'exploits,
Sur les ailes de la victoire
Je te vois voler à la gloire.
LECHŒUR
Que nous annoncez-vous, ô Dieux !
Faut-il encor trembler pour ce sang précieux ?
ZIRPHILE
Rassurez vous, le Ciel, favorable à la terre
Prend soin des dons qu'il vous a faits ;
Ce Héros échappé des fureurs de la guerre
Viendra déposer son tonnerre
Aux pieds des Autels de la Paix.

Une troupe de Bergers entrent en dansant.

ACANTE au milieu du divertissement
Aigle naissant, leve les yeux, 
Elance toi vers la lumiere,
Vole, plane au plus haut des Cieux.
La gloire, astre de tes ayeux :
Trace de ses rayons ta brillante carriere.
Aigle naissant, leve les yeux, 
Elance-toi vers la lumiere,
Vole, plane au plus haut des Cieux.

Ce spectacle brillant est terminé par un grand Chœur, alternativement avec les recitans.

Vive la race de nos Rois,
C'est la source de notre gloire.
Puissent leurs Régnes & leurs loix.
Durer autant que leur mémoire.
Que leur nom soit à jamais
Le signal de la victoire,
Que leur nom soit à jamais
Le présage de la paix.

Ce seroit faire suffisamment l’éloge de la Musique de cet Opéra, que de dire qu’elle est de M. Rameau ; mais le Public veut des détails, & il est aisé de lui en présenter.

L’ouverture est une des plus belles que M. Rameau ait faites, & personne n’ignore combien il excelle dans cette partie. Elle est destinée à peindre les désirs & la joye de la France par l’heureux événement de la naissance de Monseigneur le duc de Bourgogne. Un adagio de la plus grande beauté & de la plus belle harmonie, annonce les vœux de la Nation ; il est suivi d’une reprise très vive qui peint de la maniere la     plus énergique & la plus neuve les réjouissances publiques. La fin est une fanfare où les cris devive le Roisont admirablement bien imités par des instrumens qui montent & font assaut les uns sur les autres.

Dans le premier Acte on a goûté la premiere gavote, une louve très majestueuse, une agréable chaconne que M. Dupré danse avec sa noblesse & ses graces ordinaires, & deux tambourins fort vifs dansés avec beaucoup de légereté & de gayeté, par Mlle. Reix. Le chœur qui accompagne les deux coriphées est très harmonieux, & le morceau de simphonie qui précede le récit :ah que mes sens sont soulagez,est d’une beauté qui fait regretter qu’il soit si court.

Le premier monologue du second Acte est d’un beau chant, & bien rendu par M. de Chassé. Le petit chœurChantés l’Amour, est fort agréable ; on souhaiteroit que le trio qui l’accompagne fût mieux exécuté. On a extrêmement goûté la musette & les deux menuets, & dans la fête des Chasseurs qui vient ensuite, les airs joués par les clarinettes, & dansés supérieurement par M. Lany & Mlle Lyonnois.

Le troisiéme Acte plait d’un bout à l’autre. Rien n’est plus beau & ne fait plus d’effet que le contraste des plaintes des deux Amans, & des flûtes qui les accompagnent, avec les chœurs des mauvais génies qui les tourmentent : on a surtout admiré l’air & l’exécution d’un pas de deux dansés, par Mrs Lyonnois & Vestris. Le coup de Théâtre qui rend aux Amans la liberté, a été universellement applaudi pour la situation, la Musique & le spectacle. Ce coup de Théâtre améne un chœur de la plus grande beauté,triomphe victoire ; & la fête très agréable qui suit ce chœur, est terminée par une contredanse charmante. »